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Et si innover c’était aussi parfois redécouvrir ?


Quand innovations rime avec dégradations

Innover, il faut innover ! De nos jours, le champ lexical lié à l’innovation est présent partout, parce que l’innovation est forcément perçue comme bénéfique et positive. N’entend-on pas dire qu’une entreprise qui produit des objets technologiques et qui cesse d’innover signe son arrêt de mort ? Simplement parce que dans un système économique qui accélère sans cesse, il ne faut pas louper le train à grande vitesse de l’innovation. Pour le philosophe français Bernard Stiegler, « cette accélération tend à fragiliser la société, qui n’a plus le temps de faire de cette innovation technologique un apprentissage social, c’est-à-dire un nouveau savoir-vivre ».

Parallèlement à cette course folle vers toujours plus d’innovations, certaines d’entre elles peuvent avoir de nombreux aspects négatifs, parfois trop éloignés dans le temps et géographiquement pour que ceux-ci sautent aux yeux des utilisateurs desdites technologies. Il suffit en effet de prendre conscience des bilans environnemental et social désastreux de plusieurs technologies largement répandues pour se rendre compte que ce qu’on présente allègrement comme étant des innovations s’avère être en fait un recul en matière de protection de l’environnement, des droits humains et de la santé humaine. Le meilleur exemple étant les graves impacts de la téléphonie mobile, alors que la santé connectée a le vent en poupe dans le secteur de la santé.

L’innovation est très souvent perçue comme un terme positif entre autres parce qu’elle permet le progrès technique qui est généralement défini comme « l’ensemble des innovations (c’est-à-dire des applications industrielles ou commerciales d’une invention) permettant d’améliorer l’efficacité du système productif, de créer de nouveaux produits ou de nouveaux procédés commerciaux. »

Cependant, cette vision positive du progrès technique a bien sûr des détracteurs et des critiques qui sont apparus par vagues, en fonction des technologies qui ont soit émergées rapidement (issues d’innovations majeures), soit graduellement (issues d’innovations incrémentales). Pour plusieurs auteurs, on assiste à un retour en force des techno-critiques, parce que « beaucoup de gens ressentent le besoin de repenser le projet technique de la modernité, son gigantisme et son accélération incessante. », comme le mentionne l’historien François Jarrige dans cette entrevue pour le journal du CNRS en France. Dans ce contexte de « l’innovation à tout prix », doit-on se méfier de toute forme d’innovation à partir du moment où elle est issue d’une forme de précipitation ? La réponse courte serait oui, les exemples de ratés ayant eu des conséquences graves dans certains domaines (pharmaceutique entre autres) incitant a priori à pencher pour cette vision. Cependant, la réalité est bien sûr plus compliquée, surtout dans le domaine de l’innovation, car à l’inverse, toute innovation qui n’est pas issue d’une logique d’empressement ne peut être frappée du sceau de la responsabilité par défaut. Il apparaît évident qu’une innovation technologique ou sociale pertinente pour les uns ne le sera pas pour les autres. De la même manière, une innovation semblant pertinente sur le court terme peut se révéler extrêmement préjudiciable sur le long terme. Le débat est sans fin, on le comprend.

Pour le philosophe Thierry Ménissier, « par cette injonction permanente à innover […], l’innovation en est venue à désigner la dynamique rationnalisatrice des sociétés libérales contemporaines. En  investissant le couple constitué de la science et de la technique du rôle fondamental pour l’intégralité du fonctionnement économique industriel de lier intimement la production à la consommation ininterrompue des objets produits et des services afférents, elle programme l’obsolescence de ces derniers et stimule sans cesse leur renouvellement grâce au marketing qui à la fois suscite et profile le désir du consommateur. »

Pourquoi vouloir réinventer la roue à tout prix ?

Une autre option de moins en moins mise de l’avant consiste à se demander s’il n’existe pas déjà une solution qui peut répondre à un problème. Mettons de côté les innovations qui ne permettent pas de répondre à un problème, mais qui cherchent juste à créer un besoin. Parmi ces problèmes à résoudre, il existe des solutions qui ne consistent pas à inventer un nouvel objet ou une nouvelle façon de faire, mais plutôt à redécouvrir des savoir-faire ou des pratiques oubliés. Il existe des cas où ces pratiques s’avèrent même être plus efficaces et beaucoup moins dommageables que celles que le marché ou les habitudes nous imposent.

Prenons le cas de la permaculture, cette pratique agricole qui « s’inspire du fonctionnement de la nature et cherche, en particulier, à reproduire les échanges invisibles existant entre les différents éléments des écosystèmes naturels. » Certaines productions agricoles en permaculture arrivent ainsi à atteindre des rendements bien supérieurs à l’agriculture intensive, simplement en s’inspirant des interactions entre certaines plantes, qu’il soit question de compétition ou de coopération entre les espèces. Ici, point d’innovation, mais une redécouverte de ce que la nature a créé depuis des millions d’années. L’exemple de la permaculture permet de se poser la question de la pertinence de l’innovation dans certains cas. Pourrait-on étendre cette idée de rendre des écosystèmes pérennes à d’autres secteurs ?


Cette quête de la redécouverte de solutions plus simples et moins dommageables ne devrait-elle pas être une étape à envisager avant de considérer l’option de l’innovation ? De plus, cette étape importante ne pourrait-elle pas aider à concevoir des innovations responsables en forçant une réflexion sur les conséquences de projets novateurs conçus trop rapidement afin de répondre à la pression d’innover à tout prix ?

L’idée ici n’est pas de critiquer l’innovation en tant que telle, mais de la rendre plus justifiable et moins ou pas dommageable. La précipitation à innover peut parfois se résumer à l’expression « tomber de Charybde en Scylla », c’est-à-dire se heurter contre un écueil après en avoir évité un autre.


Jérémy Bouchez

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