Une forêt tropicale luxuriante, verte et humide : la forêt de Daintree en Australie. Le guide vous fait remarquer une grosse sauterelle camouflée sur un tronc d’arbre. Elle est quasi invisible, même en plein jour. En naviguant entre la biologie, la géologie et le colonialisme, le guide explique comment des changements, petits et grands, peuvent transformer la vie de l’écosystème de cette forêt.
C’est avec cette métaphore exotique que les chercheuses Pascale Lehoux et Lysanne Rivard ont abordé le coût de l’intelligence artificielle (IA), à la loupe du programme de recherche sur l’innovation responsable en santé.
Notre société, écrivent les chercheuses, a été modifiée par la prolifération rapide de nouvelles technologies et appareils qui produisent des données numériques. Le caractère polluant du développement des intelligences artificielles affecte notre écosystème. L’empreinte écologique de l’IA demeure toutefois méconnue, voire camouflée.
Le nouveau pétrole
Compteurs intelligents, panneaux d’affichage annonçant les congestions sur les routes, GPS, et réseaux sociaux. L’IA s’est immiscée dans toutes les sphères de notre quotidien.
Dans un communiqué publié le 6 juin 2019 par le Massachusetts Institute of Technology
(MIT), les chercheurs comparaient d’ailleurs l’industrie de l’IA à celle du pétrole : une ressource de plus en plus recherchée et utilisée à l’échelle mondiale, malgré une empreinte carbone qualifiée de désastreuse.
Fleuron de l’économie de l’immatériel, l’IA a besoin d’infrastructures électroniques étendues dont les impacts et les coûts sont bien tangibles. L’exploitation du « pétrole du 21e siècle » nécessite de puissants centres de calcul, ainsi que d’imposantes fermes de serveurs. Parfois des milliers. Il faut de l’énergie pour les alimenter, mais aussi pour les climatiser. C’est pour cette raison que des géants (comme Facebook) ont délocalisé leurs serveurs dans des pays nordiques comme la Suède.
Des estimations suggèrent que « l’entraînement d’un seul [modèle] IA génère une empreinte carbone équivalente à 284 tonnes de dioxyde de carbone », soit autant de carbone que cinq voitures durant toute leur vie!
Prenons un exemple. L’algorithme BERT est un moteur de recherche développé par Google. Pendant son entraînement, BERT a utilisé 3,3 milliards de mots tirés de livres anglais et de pages Wikipédia. On lui a fait lire ces données non pas une fois, mais… 40 fois. Voilà un véritable monstre énergivore.
Prendre notre IA en main
Comme les données générées par les interactions numériques valent leur pesant d’or, les accords commerciaux risquent de laisser l’avenir de l’IA entre les mains des grandes entreprises. L’exploitation des données est l’activité principale — et très lucrative — de géants comme Amazon et Google.
C’est l’une des raisons pour lesquelles il est important que les décideurs publics créent des avenues entrepreneuriales alternatives, des avenues où les scientifiques et les programmeurs de données, qui visent la conception d'une IA beaucoup plus judicieuse,
puissent prospérer.
La réduction de l’empreinte carbone de l’IA exige un « effort concerté des milieux industriels et académiques pour promouvoir la recherche d’algorithmes de calcul plus efficaces », ainsi que l’utilisation de matériel durable et de stratégies de développement modèles.
L’IA pourrait-elle donner du pouvoir à ceux qui s’attaquent aux grands défis sociétaux actuels, et qui cherchent des solutions favorisant le bien commun? Par exemple, à quoi ressemblerait un outil d’IA écologique qui nous aiderait à atteindre les objectifs de développement durable des Nations Unies ? Quels modèles alternatifs d’entrepreneuriat et de gouvernance des données devrait-on promouvoir pour que les bénéfices soient partagés équitablement ?
Ouvrons grand les yeux. Car ne voir que l’arbre qui cache la forêt (tropicale) nuirait grandement à l’émergence d’un 21e siècle plus responsable.
Ce billet est une adaptation de l’article Hidden in plain sight: The infrastructures that support artificial intelligence, signé par Pascale Lehoux et Lysanne Rivard, et paru dans The Conversation le 24 janvier 2021.
Catherine Hébert
Rédactrice scientifique
catherine.hebert.6@umontreal.ca
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